Photo d'un vieux compagnon de ma jeunesse : Mohamed,
et une des pages qui lui sont consacrées dans mon premier roman :
"Le Vieil homme disait - Algérie des années velours aux années de feu"
Le vieil homme c'est lui, le philosophe qui, dans mon enfance,
quand nous avions 8 ans nous racontait et nous expliquait le monde.
(Photo retrouvée par hasard sur internet en visionnant des extraits du film "Un de la légion", avec Fernandel)
Petit voyage dans l'envers du jour
- Michel, tu viens ? On va aux bonbons, en face.
Si la solitude est difficile à partager, le jeu est contagieux.
Oubliant tout, nous voici tous trois à galoper.
Voici, devant son étal, Mohamed, le marchand de bonbons, sous son turban roulé de toile grise qui semble taillé dans un de ces sarraus que portent les écoliers.
Un sourire triste agite sa moustache, décoiffant des dents jaunes. Le choix est vite fait. Cinq francs de l'époque, c'est juste le prix d'un paquet de pois chiches torréfiés. L'emballage est artisanal : une feuille de papier de cahier d'écolier torsadé en cornet. L'écriture à l'encre violette, les pâtés, les fautes d'orthographe, si savoureuses soient-elles, mêlées à nos pois chiches, ne nous choquent pas. Nous ne connaîtrons pas l'école avant la fin de l'été. Le cornet est vite déroulé et le papier restitué à Mohamed qui ne va pas tarder à le recycler.
Le butin est partagé. Les Mousquetaires sont heureux. Dans un cri qui n'admet pas de contestation, Zac commande :
- On rentre.
Mais non, Moktar veut poser une question au Vieil Homme
- Attends !...
- Mohamed, pourquoi est-ce que les fourmis travaillent... c'est le chef qui leur demande ?
L'air triste du marchand disparaît. Il réfléchit, il semble que l'air sous les palmiers du boulevard se soit raréfié, ses yeux se sont plissés, il lisse sa moustache en se reformulant la question :
- Pourquoi ? le chef des fourmis, il est méchant ?
Cela dit, il fronce le nez, rougit. Il semble que sa tension monte, quand, soudain, les cloches de l'église entament leur ramdam : BOUM-BOUM onze fois suivis d'un DONG.
Zac s'insurge :
- On rentre !
Mohamed lui adresse un sourire reconnaissant.
Mais non, Moktar ne bouge pas d'un pouce, le regard rivé aux lèvres du Vieil Homme. Enfin, elles se mettent à bouger et articulent :
- Les jets d'eaux et les oiseaux chantent.
Consternés, nous le regardons tous les trois. Vraiment cette réponse ne nous satisfait pas. Intrigué, prenant le risque de paraître idiot, je demande :
- Que veux-tu dire ?
- Écoute, vous, vous êtes comme les jets d'eau et les oiseaux : vous chantez. D'autres, comme les fourmis, ne se contenteront jamais du paradis, c'est le proverbe qui le dit !
Il me faut un complément d'informations. Aussi j'insiste et demande :
- Tu crois que certains n'aiment pas le paradis ?
- C'est pas ce que je veux dire. Avant, l'homme et les animaux ne travaillaient pas. Ils trouvaient du manger, ils mangeaient, ils n'en trouvaient pas, ils prenaient le soleil et tout le monde était content. Depuis, l'homme et les animaux, ils réfléchissent. La fourmi, elle veut du manger pour aujourd'hui, elle en veut pour demain et pour le mois prochain. L'homme c'est pire. Quand il est pieds nus, il veut des chaussures, quand il a les chaussures, il veut le vélo, et quand il a le vélo, il veut l'auto. Le paradis c'est quand il était content pieds nus. Il travaillait pas, il prenait les fruits et le soleil !
C'est beaucoup pour nos petites têtes. Nous réfléchissons. Mais c'est logique !
Zac met brutalement fin à notre réflexion :
- Mon père va me tuer... le bois... il faut que je l'aide...
Comme une volée d'oiseaux, nous nous envolons et Moktar, se souvenant des gâteaux dans le four, confond oiseau et fusée.
Essoufflés, nous arrivons tous trois au four banal.
Nous nous séparons dès l'entrée de la ville mauresque, dans une odeur de menthe et de mouton.
Noir ton avenir Bambou, noire ta peau et noir mon cœur.
C'est l'impuissance à soigner et à sauver qui m'est douloureuse
plus encore que de savoir finie la tendresse.
Cette bordure de cœur et nos regards croisés
qui mesuraient la taille de chaque instant,
les voilà restés là, cloués à l'instant fatal où
sans rébellion, s'est atténuée la vie jusqu'à disparaître.
C'est la culpabilité d'avoir préféré ta mort à l’agonie,
la souffrance vaut-elle la vie ? La vie vaut-elle la souffrance ?
Chaque choix a son prix de lâcheté et de courage.
Tu es partie ma vieille chatte
toujours restée enfant timide et prête au moindre bonheur.
Reste le sentiment d'avoir trahi l'amour et la vie,
courage et lâcheté à porter comme un fardeau,
voilà ce qui m'est lourd.
Mon chagrin,
je l'apprivoiserai comme le prix d’un vieux bonheur,
me reste un enfant à trois pattes
et à marcher droit derrière mon cœur. JMS 21/08/20
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Le mot de JMS
Un texte d'Ile Eniger mais quel texte ! Quelle pureté dans le dépouillement d'un cri en diamant de silence. Le "cri", et pas un autre mot. "Le cri mauve des lavandes parfume la serpe", quelle symbolique, la douleur en devient une odeur et le mal n'est pas nommé. Rien n'est dit mais tout est dit, cela dans un monde immense où "Les arbres lentement élèvent leur bonté", et ou chacun peuple l'espace, comme il le peut "Être là, avec ce que l'on est, ce qu'il reste d'outils" sans jamais savoir la taille de l'instant "Nous ne savions pas que c'était le bonheur…".
Magnifique !
Vers quoi tendre le cœur quand tout se désavoue ? Quand le vide se fait plus lourd qu'une montagne ? Quand la blancheur du jour nomme l'absence et sculpte la douleur ? Des sons d'absides pures amplifient le silence. L'erratique du vent conduit des ronciers de fleurs. Le cri mauve des lavandes parfume la serpe. Les arbres lentement élèvent leur bonté. L'embâcle d'un ruisseau donne à boire aux oiseaux. Un ciel de verre bleu allume le rien pour un brin de lumière. Être là, avec ce que l'on est, ce qu'il reste d'outils. Uniques et innocents dans le pouls de la Terre. Nous ne savions pas que c'était le bonheur, nous étions le bonheur.
Corona et sang
crimes et révoltes
indignations et faits divers
vociférations de salon
battements de pavés
slogans à la manif
quelques euros
pour un engagement
Il y a des êtres affolés sur la route
ce n'est rien qu'une ville qui brûle
l'écran se fractionne, l'horreur est en insertion
Quel est le prix du chagrin ?
L'homme de foi, par sermons lave le monde
"Regardez-moi, écoutez-moi"
Ne rien comprendre mais s'agiter
un évangile ou un livre rouge à la main
Il y a des bouées perdues et un enfant sur la plage
un homme qu'on décapite
Changer de monde
l'enfer est à nos portes
Un sans-abri est mort de froid
une vieille est retrouvée morte chez elle
N'étaient-ils pas des humains ?
Ne craignez rien les bons apôtres
il y a des cris de haine en guise d'amour
l'argent, n'y pensons pas
le temps est trop précieux pour donner
Derrière l'écran, il n'y a pas de cœur
derrière le verre, la mort est une image
monocorde, le speaker pointe le prompteur